Parlant du visible et de l’invisible, d’une part, nous parlerons de notions plus que de mots ou de concepts afin de mettre à l’index leur caractère indéterminé. Le mot, le concept désignent des choses ou objets ; visible et invisible ne sont ni des choses ni des objets mais des milieux au sens d’un écosystème des signes ou d’une éco-sémiologie.
D’autre part, comme le dedans et le dehors, le recto et le verso, le visible et l’invisible forment un couple de notions distinctes mais inséparables. Si nous pouvons parler de l’un sans penser à l’autre, ils n’en demeurent pas moins unis dans le réel. Il s’agit de ce que la philosophie médiévale nommait une distinction de raison.a pensée sépare ce qui ne l’est pas dans le réel . Car s’ils sont numériquement distincts – puisqu’il y a l’un, puisqu’il y a l’autre et que l’un n’est pas l’autre – ils ne le sont pas réellement. De même qu’il n’y a pas de recto sans verso, de largeur sans longueur, d’extérieur sans intérieur, il n’y a pas de visible sans invisible. Car tout visible a un dedans, un derrière, etc. Tout visible recèle en lui une part d’invisibilité.
Cependant, contrairement aux couples de notions citées, visible et invisible ne sont pas numériquement distinct. Car le visible est potentiellement un invisible, l’invisible potentiellement un visible ; il n’y a pas l’un, il n’y a pas l’autre, l’un est potentiellement l’autre et réciproquement. Prenons l’exemple célèbre de la phénoménologie husserlienne, le cube. Lorsque je regarde un cube, je ne vois à proprement parler jamais un cube. Seules trois de six faces me sont perceptibles d’un seul regard. Et lorsque les trois faces inapparaissantes entrent dans le visible, les trois autres disparaissent. A la lettre je ne vois jamais un cube, tout visible se double de son invisible. Il y a de la fausseté dans l’affirmation : « Je vois un cube. »
Si l’exemple du cube est pour nous paradigmatique, il en va de même pour toute autre perception de choses. La perception du réel est faite d’esquisses qui tour à tour apparaissent et disparaissent. Nous n’embrassons jamais le réel d’un seul regard.
Je ne vois jamais les choses et pourtant je les nomme. Une voiture passe dans la rue, le bruit du moteur envahit le silence, la lumière des phares fait jouer l’ombre des persiennes sur le mur de ma chambre, à proprement parler je ne vois pas cette voiture et pourtant je dis « une voiture passe dans la rue ». Cette voiture n’existe pas, la crise des subprimes, la révolution française n’ont pas eu lieu, pas plus que ce « terrible cinq heures du soir » dont parle Deleuze à la suite de Fitzgerald. Nous n’en avons que des esquisses, les fragments visibles d’un réel éclaté. Ce que nous nommons n’appartient pas au réel car ce que le mot signifie n’est pas la chose mais l’unité du concept, unité que ne possède pas l’objet ou la chose tenue au regard. Les concepts que nous nommons sont des objets de la raison qui ne présentent aucunes racines réelles. Parler d’une chose, c’est aller au-delà du sensible, au-delà du visible vers le concept qui constitue le point de convergence de toutes les séries sensibles, du visible infiniment morcelés, infiniment éclaté. Leibniz avait raison de dire que nous ne percevons jamais le bruit d’un vague. Ce que nous percevons – sans nous en apercevoir – c’est le bruissement de la multitude infinie des gouttelettes se choquant qui constituent cette vague. Je ne perçois jamais la chose que je nomme. L’objet n’existe jamais qu’en tant qu’invisible. Jamais dans ses esquisses visibles l’objet ne resplendit d’une présence pleine et entière. Parler d’une chose c’est aller au-delà de ce qui en est donné au sens, c’est aller du visible à l’invisible, au concept vers lequel convergent toutes les esquisses. Et c’est parce que nous parlons dans l’invisible, parce que l’invisible est le milieu de la parole, que nous avons la possibilité du mensonge ainsi que la possibilité de délirer le sens en non sens. Mais c’est aussi parce que l’invisible est le milieu de la parole que le non sens fait encore sens. C’est parce que nous parlons dans l’invisible que le « bleu » se dit aussi bien par sa longueur d’onde dans le langage de la science, que par ce bleu dont parle Claudel : « un bleu si bleu qu’il n’y a que le rouge du sang qui soit plus rouge encore ». C’est parce que nous parlons dans l’invisible que le sens se dit dans tous les sens, de la rigueur scientifique au délire poétique comme autant de manière de faire le monde en le disant.