En affirmant que "la propriété privée est un vol", Proudhon -à son insu sans doute- commet un paradoxe. En effet tout vol présuppose la propriété et on ne peut voler que celui qui est déjà propriétaire. Ainsi de qui la première propriété privée serait-elle le vol ? Penser la propriété privée comme un vol suppose de distinguer à l'instar de Locke deux sortes de propriété : une propriété exclusive -qui renvoie à la propriété privée elle-même- et une propriété que l'on appellera inclusive. En effet pour Locke, Dieu a donné la nature à tous sans la donnée à personne en particulier, elle appartient donc à tout le monde sans appartenir à personne. La communauté des hommes possède la nue-propriété de ce dont chacun est usufruitier. Si tous ont le droit d'en user, nul n'en est le propriétaire exclusif. C'est pourquoi la propriété privée devient illégitime, elle est un vol fait à l'humanité toute entière. Ainsi la société civile qui s'érige sur la défense de la propriété privée devient-elle suspecte. Et Rousseau affirmera à juste titre que "le premier qui enclot un terrain, qui dit ceci est à moi et qui trouve assez d'imbéciles pour le croire, celui-là est le fondateur vrai de la société civile." Mais si la loi de la société civile protège en premier lieu la propriété privée, elle vise aussi à condamner la pauvreté. Elle protège les forts et condamne les faibles de telle sorte que les faibles se trouvent dans l'obligation de vendre leur force de travail ; ce en quoi consiste l'aliénation chez Marx. "N'ayant pu faire que le juste soit fort, on a fait en sorte que le fort fut juste", pourrions-nous dire avec Pascal.
Aussi la propriété privée constitue le nerf de la guerre, l'épicentre de tout conflit et la matrice de la crise de notre monde contemporain, dans la mesure où elle signe l'acte de naissance du système capitaliste et libéral ainsi que l'aliénation du travail. Ce qu'en leur temps avait déjà analysés Montesquieu et Rousseau. Dans les sociétés libérales et capitalistes fondées sur la propriété privée, l'intérêt particulier prime en effet sur l'intérêt général. "La loi du monde nous apprend, nous dit Montesquieu, à ne jamais nous oublier nous-mêmes" et à faire passer son intérêt avant l’intérêt de tous. Ce qui génère égoïsme en l'homme et conflits entre les hommes.
Si nos sociétés capitalistes semblent survire à tous les coups qui lui sont portés, ce n'est qu'au prix du sacrifice de ceux qu'elle sacrifie par principe, les travailleurs. Ce n'est jamais le système capitalisme qui s’affaiblit mais la population laborieuse qui se soumet ; persuadée qu'il n'y a pas d'alternative, tout en vénérant la réussite de ceux qui y sont par naissance conditionnés, lorsque dans le même temps les mécanismes de reproduction et de déterminisme sociaux renvoient le peuple à son impuissance fantasmée.

La fin de la propriété privée pourrait-elle nous sauver des affres d'un système capitaliste ? La fin de la propriété privée se conçoit aujourd'hui à partir de la disparition progressive des biens matériels et des supports physiques au profit du numérique dans les produits culturels. Mais cela ne va pas sans poser quelques problèmes.Puisque dès lors s'ouvre à nous un monde où tout se vaut, un monde sans hiérarchie où disparaissent maîtres et experts. Ce sont ici en tout cas les arguments de ceux qui sont -comme les qualifie Rancière- dans la haine de la démocratie ; de ceux qui considèrent la démocratie comme un despotisme populaire.
Avec l'idée d'une démocratie délibérative née du contrat social, Rousseau avait sans doute déjà tracé avant l'heure la possibilité d'une troisième voie entre capitalisme et étatisme, entre libéralisme et ce qui apparaitra plus tard comme socialisme. Le contrat social consiste à remettre sa liberté et sa propriété non pas aux mains d'un souverain comme chez Hobbes mais aux mains de la communauté. Autrement dit chacun se dessaisie de la partie essentielle de lui-même. Mais loin d'être une aliénation, se dessaisissement est en fait l'acte par lequel l'unité d'un peuple se forme à partir de la multitude d'intérêts divergents. Mais cela suppose ce que Montesquieu appelait ironiquement "l'angélisme politique" qui consiste à savoir s'oublier soi-même au profit de l'intérêt général. Car qu'il le soit par nature ou qu'il le soit devenu par nécessité sociale et culturelle, l'homme est aujourd'hui égoïste. Cependant comme l'a montré Adam Smith, de l'intérêt particulier peut naitre la nécessité d'un accord avec l'intérêt général. Il ne s'agit plus d'angélisme politique ou de morale pure, mais d'une morale utilitariste qui pourrait se formuler selon l'injonction : "Ne fais aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'ils te fassent." Il est alors dans l'intérêt particulier du commerçant d'être juste en traitant de la même manière tous ses clients même ceux qui sont de ses amis, sans quoi ceux-ci demeureront ses seuls clients. Mais l'intérêt particulier n'est pas l'égoïsme et l'individualisme qui caractérisent nos sociétés modernes. Le système capitaliste est fondé sur l'inégalité qu'instaure le jeu de l'offre et de la demande. Certes comme l'affirme Rawls, les inégalités peuvent être tolérées si elles sont dans l'intérêt du plus grand nombre, mais de fait le capitalisme est incompatible avec l'intérêt général. L'intérêt du plus grand nombre n'est pas l'intérêt de tous.